Mercredi 17 août 2016
Cher lecteur, nous reprenons notre récit au moment où, au terme d'une courte et inconfortable nuit à bord d'un train se dirigeant vers Mourmansk, nous approchons de la ville d'Okoulovka.
Après ces quelques heures de sommeil décousu et 7h40 de
trajet, le jour se lève sur le train à l’arrêt, probablement un peu en avance
sur le planning et qui patiente donc pour arriver pile à l’heure. Dehors, un
haut rideau de sapins fait écho à la forêt de pieds que je découvre en jetant
un œil dans l’allée centrale. La plupart des passagers dorment encore, et la
famille en face de nous roupille ferme à l’exception du bébé qui nous regarde
fixement, l’œil attentif et la bouche ouverte tel un poisson séché en plein
air. Une odeur persistante de kolbasa bon marché flotte dans l’air
depuis le réveil, et nous suit jusqu’à la sortie, alors que nous nous dépêchons
de descendre de voiture durant les trois minutes d’arrêt réglementaires. Des
cheminots agitent des drapeaux de wagon en wagon pour indiquer que tout est
prêt pour repartir, et bientôt le train et sa cargaison de dormeurs ne sont
plus qu’un point qui rétrécit à l’horizon, alors que nous avançons sur le quai
quasi désert de la gare d’Okoulovka.
A bord du taxi nous conduisant - pied au plancher, est-ce
utile de le préciser - chez Julia, nous avons le loisir d’observer le paysage
d’une petite ville de campagne, qui tranche avec le décor métropolitain quitté
quelques heures plus tôt, offrant aux yeux moultes maisons de bois et jardins
conséquents. Macha m’explique qu’Okoulovka est composée de deux agglomérations
distinctes, répondant aux noms exotiques d’Okoulovka 1 et Okoulovka 2, et nous
quittons l’une pour aller vers la suivante.
Julia habite dans une confortable maison derrière
laquelle s’étend un vaste potager fleuri. A notre arrivée, nous sommes
accueillis comme le veut l’usage par un thé « à la russe »,
c’est-à-dire accompagné d’un vrai repas de choses à grignoter jusqu’à ne plus
avoir faim. L’accueil est très chaleureux, notre visite apparaissant comme un
petit évènement, car les visiteurs étrangers sont rarissimes par ici. Julia
nous explique en riant que toute la rue doit être au courant qu’un Français est
de passage, et qu’elle veut éviter d’allumer la lumière pour ne pas avoir des
voisins curieux aux carreaux. Je m’étonne des rires rencontrés lorsque je me
risque à de polis « spasibo » ou « pajalousta » - on
m’explique qu’ici, les actes de gratitude sont plus importants que les mots. Je
découvre avec curiosité les conditions de vie à la campagne : l’eau
courante est juste arrivée, le bania (le « vrai » sauna russe que
nous aurons l’occasion de tester dès le lendemain) hebdomadaire remplace la
douche… La manière de boire le thé est elle aussi différente : pour le refroidir, on verse le contenu de la tasse dans la soucoupe - de taille généreuse - avant de boire à même celle-ci.
Après une courte sieste, nous nous mettons en route vers
l’appartement d’Alissa, une amie de Macha, ce qui donne un bon prétexte pour
explorer les environs. Nous quittons la route goudronnée pour des chemins de
terre qui se transforment parfois en mare, qu’il faut franchir sur une
passerelle de planches posées là fort à propos. Derrière les palissades de bois
des maisons, les chiens de garde nous observent et saluent notre passage d’un
concert de hurlements et d’aboiements méfiants. Nous atteignons une partie de
ville plus urbanisée, où les immeubles d’habitation refont surface au détour
d’un chemin campagnard.
Alissa nous accueille dans son appartement moderne, qui
contraste avec l’extérieur du bâtiment fort décrépi, et nous met à l’aise
autour d’un thé à la russe. Passablement fatigué, mes oreilles délaissent la
conversation russophone et je jette un œil intrigué à la télévision, qui
diffuse une série du type Julie Lescaut (que nous appellerons Julia Leskova),
entrecoupée d’un nombre hallucinant de pages de pub. Julia Leskova laisse
ensuite place à une émission de télé-réalité, talk-show dont il est facile de percevoir le vide
intersidéral malgré la barrière de la langue.
Nous sommes bientôt de retour chez Julia. Le dîner qui
s’ensuit achève de combler le peu d’espace restant dans mon estomac suppliant, et
nous visitons le potager dont Julia s’occupe quotidiennement, impressionnant
par sa grandeur et sa variété. Nous allons ensuite faire un tour du côté de
l’école d’Okoulovka, qui rassemble des classes de l’école au lycée (leurs
équivalents russes), avant d’aller faire quelques achats dans un magasin encore
ouvert malgré l’heure tardive. La soirée se termine autour d’une guitare,
l’occasion pour Macha et moi de dérouiller quelques chants russes pour la
première fois « à domicile » !
* * *
Le lendemain est consacré en majeure partie au sauvetage
d’un nouveau venu : un chaton des rues en manque évident d’affection qui
se voit très vite baptisé « Boublik », mot emprunté à la gastronomie russe
et qui désigne un gros souchka (ce serait un peu comme l’appeler « Gros
Beignet » en français). Comme tout chat abandonné qui se respecte,
celui-ci est dans un piteux état : nous commençons par lui faire prendre
un bon bain dans une eau qui prendra bientôt la couleur du thé noir russe,
moins les odeurs d’agrumes. Nous décidons ensuite de l’emmener chez le
vétérinaire pour obtenir les papiers nécessaires à son déplacement vers Moscou
car nous comptons en faire la surprise à la mère de Macha, qui a perdu le sien
récemment.
Macha me prépare psychologiquement à un cabinet
vétérinaire n’ayant rien à voir avec leurs équivalents français, puis
Julia appelle un taxi un ami de son frère qui conduit justement un taxi :
ici tout le monde se connaît, et je retrouve la convivialité familière typique
des endroits isolés et peu peuplés – tout le monde s’entraide et se rend
service.
Les vétérinaires sont installés dans une grande maison
bleue à l’intérieur assez sinistre, mais cela n’est peut-être qu’une impression
dûe aux nuages gris qui recouvrent la ville. Nous voici bientôt dans une petite
pièce où nous trouvons les deux médecins vétérinaires assises à leurs bureaux,
nous lançant à notre entrée des regards austères. Nous remarquons également la
présence d’une stagiaire occupée à recopier – à la main et en plusieurs
exemplaires – les données diverses et variées d’une liasse de feuilles, tandis
que des ordinateurs délaissés somnolent au fond de la pièce.
Il n’est pas sûr que nous puissions obtenir le certificat
apparemment obligatoire pour obtenir le billet de train d’un animal, et nous
sommes redirigés vers une autre pièce pour en demander l’autorisation au
Directeur. Nous passons un couloir éclairé d’une lumière jaune et pénétrons
dans une pièce où un homme attablé lit son journal – son identité et son rôle
sont toujours inconnus à l’heure où j’écris ces lignes. Le Directeur assis un
peu plus loin nous indique qu’il ne peut nous fournir le certificat que nous
demandons, car des cas de rages ont été reportés dans la région et il est par
conséquence interdit d’en sortir tout animal avant le vingtième jour suivant sa
vaccination.
Nous retournons voir la doctoresse, qui jette au Gros
Beignet un regard rapide (regard facturé par la suite sous le nom d’
« examen clinique général »), lui prend sa température, puis le
vaccine, sans nous donner le moindre conseil sur les soins à prodiguer. Après
quelques négociations, elle finit par nous fournir malgré les restrictions le
passeport non signé, que nous complèterons plus tard avec les nom et signature
d’un vétérinaire fictif.
L’étape suivante est l’achat d’une cage pour le transport
en train : la vendeuse prend le rôle du vétérinaire en nous conseillant
d’utiliser le savon noir pour éradiquer les parasites de notre fauve tout pucetiféré.
Nous nous rendons ensuite dans une petite boutique offrant entre autres un
service de prise de photo, impressions et photocopies diverses et variées afin
de compléter le passeport. A la gare, le passeport théoriquement indispensable
n’est même pas regardé, et nous obtenons rapidement un billet – non sans avoir
remarqué que les animaux sont apparemment considérés comme des
« bagages » à bord des trains.
En soirée, nous interprétons quelques chansons devant des
voisins venus assister au « concert » : c’est une sensation très
bizarre que de jouer à plusieurs milliers de kilomètres de chez soi des morceaux que les
locaux connaissent très bien, tandis qu’ils sont à peu près inconnus d’où on
vient…
Aux alentours de minuit, nous découvrons la bania ; celle-ci a été construite de manière artisanale, et tout le monde n’a pas la chance d'en posséder une chez soi :
certains voisins en profitent ainsi de manière régulière. Ce sauna traditionnel
prend la forme d’une petite cabane en rondin abritant un poêle à bois, qui sert
à chauffer de l’eau ainsi que des pierres devant permettre de créer toute la
vapeur nécessaire à une bonne cuisson toilette décapante. Plusieurs heures sont
nécessaires pour atteindre la température idéale, qui à quelques degrés près pourrait
sûrement permettre de cuire des pommes de terre.
J’apprends de nouveaux mots : vienik, qui correspond
aux branches de pommiers avec lesquelles on se cravache dans la joie pour activer la
circulation, et kovchik, qui désigne une sorte de louche en métal utilisée pour s’asperger
allègrement d’eau froide et éviter ainsi l'hyperthermie. Dans les saunas français aux températures bien
plus basses, on conseille des séances d’une demi-heure maximum ; ici les
habitués restent transpirer pendant une heure et demie sans problème. A
la sortie du four, rincés et lessivés, dans un état de décontraction proche de
l’amorphisme, le sommeil nous rattrape vite.
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